Montrer le froid pour souffler le chaud … Les images de paysages dans « Une vérité qui dérange ».

Le rôle des images de paysage : l’image comme réservoir d’imaginaires.

Comme dans beaucoup de films documentaires ou de fiction, l’impact recherché par le réalisateur réside dans l’imaginaire des spectateurs, leurs affects comme leurs croyances. Tout se joue dans la façon dont ils reçoivent le film, c’est-à-dire dans la manière dont ils sont susceptibles de se l’approprier et de lui donner sens. Cette appropriation est un phénomène complexe que l’on ne peut épuiser dans cet article. Néanmoins, elle repose sur deux fondements : la crédibilité et la véracité de ce qui est donné à voir et à entendre.

Dans ce film, la crédibilité est apportée par Al Gore lui-même. Il avance l’ancienneté de son engagement (ses études), il utilise une rhétorique par association très efficace (par exemple : l’emboîtement de l’Amérique et de l’Afrique avant l’ouverture de l’Atlantique suite à la dérive des continents) et il mobilise de nombreuses références académiques (par exemple Roger Revelle). Pour dire « le vrai », le propos est entrecoupé d’une exposition d’images chargées de prouver la réalité du réchauffement climatique et de ses conséquences. Le rôle majeur est tenu par les images graphiques et les images cartographiques qui servent d’appareillage scientifique. Les preuves sont là et sont l’objet d’une mise en scène sophistiquée (par exemple Al Gore s’élevant pour atteindre le sommet projeté en 2100 pour les teneurs en CO2 de l’atmosphère). Cela n’en fait pas pour autant des pièces suffisantes pour emporter la conviction des spectateurs. Les images du réel semblent toujours plus probantes parce qu’elles sont concrètes. Contrairement aux graphiques et aux cartes, elles n’apparaissent pas aux yeux des spectateurs comme une construction. Elles sont censées parler d’elles-mêmes. C’est le syndrome de saint Thomas : on le voit, on y croit. Or lorsqu’on analyse plan par plan les images de paysage, seulement un tiers des photos filmées et des séquences cinématographiques peuvent être considérées comme des preuves directes du réchauffement : principalement le recul des glaciers. Pourtant cela aussi peut se discuter car un déficit de chutes de neige conduit aussi bien à un retrait glaciaire qu’un réchauffement. Pour le reste c’est la tonalité de la musique et le commentaire insistant d’Al Gore qui les instituent comme preuves. Il a choisi des images spectaculaires en particulier des vues de cyclones depuis des satellites. D’une part les cyclones ayant affecté les États-Unis en 2004 : Jeanne, Frances, Ivan, plus les 1717 tornades nord-américaines ; d’autre part, pour la même année mais au Japon, les cyclones : Sudai, Diannu, Ronanim, Ma-On, Conson, Chaba, Namtheum, Songda, Mindulle et Tingling ; enfin en 2005 les cyclones caraïbes : Emily, Dennis puis Katrina. Cette litanie documentée (Fig. 11) a pour effet de donner le sentiment du sérieux de la recherche.

Fig. 11 : Al Gore : « Le Japon n’a pas fait la Une de nos médias mais un record a été battu pour les typhons… » (30ème minute).

Fig. 11 : Al Gore : « Le Japon n’a pas fait la Une de nos médias mais un record a été battu pour les  typhons… » (30ème minute).

Quant aux vues aériennes postérieures au passage de ces violentes perturbations venteuses et pluvieuses (maisons inondées, incendies, évacuation de population, familles réfugiées sur des terrasses en attendant des secours, abris de fortune, blessés sur des brancards, morts alignés dans des rues, corps flottants…), elles provoquent une forte émotion. Dramatiques, elles garantissent un effet de preuve alors même que les cyclones et les fortes tempêtes ne peuvent être significativement corrélés à la phase chaude contemporaine. Les démentis historiques abondent : du Kamikaze (vent divin) anti-mongol à la dévastation de la flotte américaine pendant la guerre du Pacifique en passant par la dispersion de l’Invincible Armada… Le rôle de ces images est d’être illustratives même si elles sont tirées du côté de la démonstration. Pour la défense des choix d’Al Gore, il faut remarquer qu’aujourd’hui, les irréfutables conséquences matérielles (donc filmables) du réchauffement ne se bousculent pas devant l’objectif des caméras. C’est peut-être ce qui explique quelques dérapages à la limite de l’instrumentalisation : l’assèchement de la mer d’Aral, l’embourbement d’un camion sur une route de l’Arctique (Fig. 12), les incendies de l’agriculture itinérante sur brûlis (Fig. 13)… On fait feu de tout bois !

Fig. 12 : Al Gore : « On devrait utiliser des camions pour tous ces transports. Des camions qui ne peuvent rouler que sur des sols gelés… » (48ème minute).Fig. 12 : Al Gore : « On devrait utiliser des camions pour tous ces transports. Des camions qui ne peuvent rouler que sur des sols gelés… »(48ème minute).

 

Fig. 13 : Al Gore : « Presque 30% du CO2 dégagé annuellement dans l’atmosphère proviennent des feux de forêt… » (65ème minute).

 

Fig. 13 : Al Gore : « Presque 30% du CO2 dégagé annuellement dans l’atmosphère proviennent des feux de forêt… » (65ème minute).

 

 

 

Au-delà, il y a tout un travail sur les connotations plus ou moins souterraines liées aux images proposées. Au début, un plan du film s’attarde trois secondes sur des fragments d’icebergs saupoudrés de poussières grises à noires… (Fig. 14)


Fig. 14 : Musique angoissante (3ème minute).

Fig. 14 : Musique angoissante (3ème minute).

Or les glaciers d’Islande libèrent chaque année des icebergs aux bandes noirâtres, qui ne sont que des couches de cendres émises par la quarantaine de volcans actifs de l’île. Rien à voir, mais rien n’est dit, avec la pollution urbaine et industrielle à laquelle ce survol très lent fait immédiatement penser !

Bien plus, en filigrane, derrière le réchauffement, un sens particulier vient s’ajouter au sens ordinaire. Le cinéaste puise dans tout un réservoir de représentations collectives qui parcourent nombre de cultures. Le
succès mondial du film l’atteste (40 millions de spectateurs aux États-Unis, 700 000 en France fin 2007, 50 millions de dollars de recette d’après El Pais du 23/12/2007) autant que le sacre hollywoodien (l’oscar du meilleur film documentaire 2006) ou encore le prix Nobel de la Paix 2007. On ne peut s’empêcher de voir dans les paysages qui sont mis sous nos yeux des icônes de la lutte universelle entre le Bien et le Mal. Un Bien composé de vastes étendues vides d’hommes où s’épanouit une Nature éternelle. L’idée première du Jardin d’éden est présente dès les premiers plans et elle est reprise à la fin. À l’opposé, un homme démiurge ou plutôt une foule immense, âpre au gain, vivant dans des villes tentaculaires saturées de techniques envahissantes est en train de détruire la planète. Faust a passé un pacte avec le Diable ! Le tout est truffé de références à la Bible, explicites par les mots ou implicites par les images. Du Déluge aux Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (la fausse religion de la consommation, la destruction par les cyclones, la famine par la sécheresse ou l’inondation, la mort par la multiplication des virus) en passant par quelques unes des dix plaies d’Egypte sans oublier l’Oeil qui regarde Caïn (face à l’image de satellite du cyclone Katrina, Al Gore dit « Regardez cet œil ! »). On pourrait multiplier les allusions et les symboles jusqu’au traitement cinématographique d’Al Gore en prophète qui a longtemps prêché dans le désert… et qui marche dans un long couloir obscur pour gagner la Lumière des projecteurs et révéler la bonne parole (Fig. 15).

Fig. 15 : Al Gore : « J’ai eu le privilège d’ouvrir les yeux quand j’étais jeune… » (67ème minute). « C’est un peu comme si une fenêtre s’était ouverte pour voir, à travers laquelle l’avenir était clairement visible... » (68ème minute).

 

Fig. 15 : Al Gore : « J’ai eu le privilège d’ouvrir les yeux quand j’étais jeune… » (67èmeminute). « C’est un peu comme si une fenêtre s’était ouverte pour voir,à travers laquelle l’avenir était clairement visible… » (68ème minute).

Si « le paysage est fait de signes et nous fait des signes », alors Al Gore a choisi des images qui sont sensées nous faire comprendre que la vérité qui dérange est celle qu’il nous révèle. Il nous dit que ces images montrent toutes sortes de signes précurseurs de l’Apocalypse. Celle-ci est d’autant plus vraisemblable que son avènement fait l’objet d’un cocktail angoissant de prophéties millénaristes servi tous les jours par de nombreux « experts » en modèles futuristes. Lui aussi, à sa manière efficace, participe à l’écriture et à la diffusion du Livre Saint, ou plutôt du film culte chargé d’enfanter un nouvel imaginaire collectif. C’est à cette construction que sert l’ensemble du corpus d’images de paysages avec ses plans larges, son rythme dissonant et sa tonalité catastrophiste (plus du quart des images). Il ressort une vision pessimiste du monde. Une planète Terre à la merci de l’Homme démiurge. Là où le bas blesse, c’est que la plupart des images de paysages qu’on nous met sous les yeux, ne montrent pas ce qu’Al Gore prêche. Elles jouent sur les stéréotypes d’une représentation collective (la terre fendillée pour dire la sécheresse, la fumée pour évoquer la pollution, l’eau jusqu’au cou pour évoquer l’inondation, un camion embourbé pour dire le dégel…). Elles ne démontrent rien des épouvantes annoncées. Seules les photographies de glacier à dates différentes sont, par le recul du front glaciaire, des marqueurs du réchauffement. Mais Al Gore oublie que la diminution des chutes de neige peut conduire au même résultat ! De là à en faire une catastrophe contemporaine il y a un pas, une surinterprétation, qu’Al Gore franchit « allègrement » sans jamais se référer aux avancées et reculs historiquement documentés. Il en va de même avec l’instrumentalisation des images de la Nouvelle Orléans, où ce qui relève du cyclone Katrina, un aléa qui n’a rien d’exceptionnel somme toute dans le golfe du Mexique, est habillement mélangé à ce qui incombe à l’aménagement d’une partie de l’agglomération.La catastrophe est due non pas à Katrina mais au non-entretien des digues, à l’ouverture à l’urbanisation de zones que l’on savait
inondables, à l’absence de plan d’évacuation et à l’incurie des secours. Plus généralement Al Gore détourne, de manière explicite ou plus souvent implicite, les images de paysage vers une seule grille de lecture. Il les considère comme des illustrations pour agrémenter son discours et non comme des documents polysémiques qui obligent à regarder méticuleusement, même si cela dérange a fortiori. Sans cette attitude, il n’y a qu’une imagerie. Au-delà, c’est toute la question de la vérité scientifique qui est en jeu. Non pas une vérité assénée mais celle qui émerge après la difficile élaboration, par discussions et contre-exemples, d’une description vraisemblable de la réalité propre à susciter de nouvelles interrogations la remettant en cause.

 

Martine Tabeaud : Docteure en géographie, spécialiste de climatologie, elle est actuellement professeure à l’université Paris Panthéon Sorbonne. Elle est membre du Gdr Riclim. Elle a créé avec Martin de la Soudière en 2002 un réseau international sur la perception du climat. En 2007, elle a créé avec Xavier Browaeys doc2geo, un site de films documentaires de géographie accessibles sur Internet.Elle est auteure d’une dizaine d’ouvrages dont plusieurs manuels de climatologie chez Armand Colin et des livres sur l’environnement. Parmi eux, Ile-de-France, avis de tempête force 12 paru aux Publications de la Sorbonne en 2003, ainsi que Le changement en environnement à paraitre chez ce même éditeur en 2008.
Xavier Browaeys : Maitre de conférences de géographie à l’université Paris Panthéon Sorbonne, il a initié le festival de films documentaires qui se déroule chaque année à l’institut de géographie à Paris. Il forme chaque année des étudiants de géographie à la fabrication de films documentaires et a créé avec Martine Tabeaud et Olivier Archambault le site internet doc2geo qui met en ligne des films documentaires de géographie.
Bibliographie.
Charles Avocat, Lire le paysage, lire les paysages, Actes du colloque de Saint Etienne, CIEREC, 1983, pp. 13-27.Laurent Gervereau, Voir, comprendre, analyser les images, La Découverte repères, Paris, 2004.Jean Mottet Les paysages du cinéma, Champ Vallon, Paris, 1999.Périgord, Raconte moi le paysage, Actes des rencontres régionales du Poitou Charente, CD-Rom et texte, 2003.

Martine Tabeaud, Xavier Browaeys, « L’imagerie stéréotypée des brochures des offices de tourisme », revue Espaces, n°246 spécial Communication touristique, 2007, pp. 31-35.

Martine Tabeaud, « Le regard des médias sur le changement climatique », in D. Lamarre, Climat et risques : changement d’approches, Lavoisier, Paris, pp. 25-40.

Images : extraites du film « Une vérité qui dérange », de David Guggenheim, avec Al Gore, 2006