Des méchants si parfaits

par Robert Walrus (qui soutient le Collectif des climato-réalistes)

Les méchants pétroliers climato-sceptiques nous ont-ils caché sciemment ce qu’ils savaient ? Cet été, la presse française a relayé ces affirmations en provenance de la presse anglophone. Slate, dans un article du 10 juillet, a ainsi livré le nom du coupable à la vindicte publique : « Exxon savait pour le changement climatique dès 1981, et l’a caché » (par Aude Lorriaux). Or cette théorie du complot ne résiste pas à l’analyse et n’est rien d’autre qu’une réécriture de l’histoire. Le syndrome du grand méchant Exxon a encore frappé.

Selon certaines enquêtes de la presse internationale, Exxon « savait tout » et a cherché à occulter la « vérité » qui le dérangeait. Par conséquent, si Exxon avait dissimulé la validité de la théorie du réchauffement climatique causé par le CO2, c’est donc que celle-ci était vraie — et d’ailleurs elle faisait consensus. Ajoutez à cela que, diaboliques comme le sont les industries du pétrole, les documents qui les accablent étaient si « secrets » que même Snowden ne les avait pas trouvés. Agitez bien : vous avez les ingrédients classiques pour justifier le lynchage systématique, avec comme chefs d’orchestre le Guardian (par deux fois) ainsi qu’un Pulitzer climatique (Inside climate news). Tout ça était forcément sérieux, indépendant, et tout et tout. Tremblez, industries fossoyeuses de planète !

Mais c’était trop beau. Greenpeace n’est pas Snowden, et Exxon n’est pas la NSA (sans être un ange pour autant, cela va de soi).

La note incriminée d’Exxon s’appuie sur des travaux du milieu des années 70, et en particulier ceux du IIASA (International Institute for Applied Systems Analysis). En 1973, en Autriche à Vienne (le paradis des espions), le IIASA est un jeune centre de recherche conjoint entre Soviétiques et Américains. C’est alors la « détente » dans la Guerre Froide. La mode est aux modèles globaux (les premiers SimCity ou Civilization, mais avec des cartes perforées) : travaux du Club de Rome ou de la Fundación Bariloche, modèle « World Dynamic », et d’autres. À l’Ouest comme à l’Est, les travaux de la cybernétique semblent prometteurs. Aux États-Unis, on se prend à rêver d’un gouvernement capable d’établir scientifiquement les lois du marché. En URSS, on se dit qu’avec les ordinateurs et les modèles, le communisme pourra devenir enfin complètement scientifique, avec des plans quinquennaux mathématiquement parfaits — le communisme, ce serait les mathématiques plus l’électricité.

En 1970, donc, on rêve d’une politique fondée sur des modèles tournant avec des cartes perforées. Ces travaux sont aujourd’hui libres d’accès, comme par exemple « Can we control carbon dioxide ? », de William Nordhaus. Dans cet article de 1975, tout le discours climato-catastrophiste d’aujourd’hui est déjà écrit, affirmant comme nécessaires les mesures radicales que l’on imagine.

Sauf que les prédictions chiffrées de l’époque font maintenant rire. Et que l’on reste songeur devant la simplicité des modèles et la naïveté des raisonnements. Heureusement que personne n’a suivi les recommandations pratiques de ces études : aujourd’hui, nous ne vivons absolument pas dans le monde qu’elles nous prédisaient.

Tous ces travaux sont bien connus, comme disent les historiens des sciences et techniques. Le seul scoop en la matière est que les journalistes du Guardian qui tentent le buzz avec cette histoire n’ont même pas consulté la bibliographie existante. (Les lecteurs francophones pourront lire par exemple « La notion de modèle dans les sciences sociales: anciennes et nouvelles significations », un article de Michel Armatte paru en 2005 dans le n°172 de la revue Mathématiques et sciences humaines.)

Dans les années 70, Exxon, comme tout le monde, s’intéresse à ces travaux qui à l’époque sont largement minoritaires. Heureusement pour la compagnie, ses ingénieurs ne proposent pas de suivre les mesures radicales proposées, et préfèrent continuer à chercher du pétrole. Bon choix : ils continuent à en trouver.

Alors, des « travaux secrets » pour un complot des pétroliers qui nous auraient caché la date de la fin du monde… certes, comme d’habitude, on nous expliquera qu’on s’est juste trompé de quelques années.

Quarante ans plus tard, nous avons les mêmes prétentions nostradamiennes à prévoir le futur des 130 prochaines années.

Cela ne fait pas des industries pétrolières (ni des autres, d’ailleurs) des anges ailés. Qu’elles aient cherché à lutter contre la mise en place de contraintes règlementaires contre la vraie pollution (c’est-à-dire pas le CO2), c’est évident et condamnable. Qu’elles aient cherché à fuir leurs responsabilités lors d’accidents, on ne peut que le constater et s’en indigner : Exxon Valdez, Amoco Cadiz, Torrey Canyon… et surtout la catastrophe de Bophal (plus de 8000 morts directs). Cette industrie participe au grand jeu du lobbying américain, tout comme d’ailleurs les fondations privées et autres organisations civiles. Un dollar peut être plus puissant qu’une voix.

Mais il n’y a aucune révélation là-dedans, car la réglementation américaine est beaucoup plus pointilleuse que la nôtre. Il n’est pas très difficile de retrouver la trace de l’argent, car tout cela est enregistré. Tant pis pour les scénarios hollywoodiens… Et en France, comme dans d’autres pays, tout cela n’est pas très différent pour les acteurs du grand jeu d’influence et des relations avec la « société civile ».

Là en revanche où il pourrait y avoir des choses intéressantes à creuser, c’est le cas d’organisations qui mettent en place des « fondations écrans » pour recevoir des subventions ou pour exercer une influence. Au États-Unis, la grosse affaire « RICO, IGES/COLA » semble relever de ce genre de choses — mais curieusement, pour cette affaire fort embarrassante pour l’alarmisme climatique, les médias se font tout ce qu’il y a de discrets. (J’y reviendrai dans un prochain article.)

Les travaux des années 70 sont passionnants pour comprendre l’ambiance et l’idéologie d’une époque que nous avons presque oubliée. Par exemple, l’article de Nordhaus mentionné plus haut se termine par :

The chief argument against growth in developed countries is probably the « demonstration effect » — that growth in developed countries stimulates the wasteful diversion of surplus of developing countries to luxury consumption. In addition, there is the simple but powerful value judgment that great discrepancies in the distribution of consumption are ugly. But these costs of growth in the developed countries must be weighed against the presumptive economic evidence that growth in the developed countries would be helpful for economic development of less developed countries.

En français :

Le principal argument contre la croissance dans les pays développés est probablement l’« effet de démonstration » — la croissance dans les pays développés stimule le détournement inutile de l’excédent des pays en développement de la consommation de luxe. De plus, il faut poser ce jugement de valeur simple mais puissant : les grandes disparités dans la répartition de la consommation sont odieuses. Ces coûts de la croissance dans les pays développés doivent être mis en balance avec les éléments de preuve que la croissance économique des pays développés serait utile pour le développement économique des pays qui le sont moins.

Tout un programme ! Et l’auteur de l’article de 1975 était déjà sceptique sur la fiabilité des modèles. Deux ans plus tôt, il publiait un autre article beaucoup cité, et où la conclusion indique :

The predictions are impressive to laymen and scientists alike because they appear to be derived from sophisticated models and extensive sensitivity analysis. […] there is some lack of humility toward predicting the future. Can we treat seriously Forrester’s (or anybody’s) predictions in economics and social science for the next 130 years? Long-run economic forecasts have generally fared quite poorly.

En français :

Les prédictions sont impressionnantes pour l’homme de la rue comme pour les scientifiques car elles semblent déduites de modèles sophistiqués et d’analyse mathématiques profondes. […] Il y a un certain manque d’humilité à prétendre prévoir le futur. Pouvons-nous prendre au sérieux les prédictions de Forrester (ou de n’importe qui d’autre) en économie et en sciences sociales pour les 130 prochaines années ? Les prévisions économiques à long terme ont souvent une fiabilité médiocre.

Pour conclure, donc, le « scoop » Exxon n’en est pas un. Le Guardian, Le Monde et Libération ont fait un bien meilleur travail dans l’affaire Snowden. Prendre la peine d’examiner les documents, se méfier de la source (qui a bien souvent un objectif politique), faire appel à des spécialistes pour contextualiser et expliquer… voilà ce qu’aurait dû être fait. Cela demande certes plus de temps que le simple copier/coller de documents donnés par des groupes de pression, et cela conduit souvent à des jugements plus prudents et plus nuancés.

Le « scandale Exxon » n’a aucune chance de constituer le « Climategate à l’envers » que certains ont espéré.

Jean-Claude Bernier, directeur du Département Chimie du CNRS de 1996 à 2004, et maintenant à la retraite, a tout récemment écrit dans L’Actualité chimique un intelligent article intitulé « Politiquement correct ou polémiques scientifiques ? ». Il n’y vise pas Exxon, mais plutôt l’hystérie en général autour du réchauffement climatique (GIEC, COP 21, mais pourquoi pas la disparition des ours blancs) :

Ici encore, l’emballement du 4e pouvoir rend difficile les échanges scientifiques sereins. Même si 95 % sont convaincus du facteur anthropique du changement climatique, pourquoi bâillonner sous les sarcasmes et menacer par les réseaux sociaux les 5 % restants ? Combien y avait-il en chimie d’atomistes en France en 1860 ?

Et si les journalistes « climat » faisaient leur travail, en informant plutôt qu’en répétant ? À moins qu’être la voix de son maître soit désormais la nouvelle façon de faire de la science. Dans ce cas, peut-être verra-t-on un jour l’un de ces journalistes light enseigner la bonne parole dans une université ?

Ah ben tiens : justement, ça commence à se faire

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51.  Roby W | 18/05/2016 @ 21:52 Répondre à ce commentaire

RICO mini gate : des courriers électroniques ont été publiés.

Des courriers électroniques des scientifiques de l’Université George Mason – scientifiques, qui ont préparé, en étant payés par des fonds fédéraux, l’appel à l’utilisation de la loi RICO contre les climats-sceptiques – ont été rendus publiques suite à l’action en justice d’un institut d’opinion ( Competitive Enterprise Institute ), avec l’équivalent américain du droit d’accès aux documents administratifs (FOIA).

Wattsupwiththat (WUT) en parle ici et (en anglais).

Difficile d’en faire un compte-rendu objectif et factuel, sans une lecture attentive. De temps en temps, WUT va un peu « vite » dans ses raisonnements (par exemple, ici, le titre « NASA admet des incertitudes climatiques importantes » est racoleur ; en fait, un chef de projet de la NASA admet que la physique des aérosols est mal connue ; ce que tout le monde sait depuis longtemps).

Donc, il faudrait regarder posément ces documents.

Cependant, on est étonné de l’amateurisme de ces scientifiques (ils n’avaient aucune connaissance juridique). D’un autre côté, les courriers électroniques conforteraient l’hypothèse selon laquelle toute cette histoire serait un projet à long terme (une « manipulation ») dont l’origine serait une réunion de 2012 (voir ici), et que le role des fondations Rockefeller serait plus important que prévu !

A noter que ces courriers ne contiennent pas d’information sur le « family business » dans l’Institut IGES/COLA. Mais ceci est une autre histoire.

A suivre donc.

52.  Roby Walrus | 6/11/2016 @ 19:06 Répondre à ce commentaire

C’est l’occasion de faire le point sur ce dossier, un an plus tard.

Exxon, Total et tout le monde ne savait pas grand chose dans les années 70s car la science n’était pas vraiment établie à cette époque. Un an plus tard, rien ne permet d’affirmer le contraire
Une campagne de lobbying « #EzzonSavait » continue à être poussée par les suspects habituels et l’affaire IGES/COLA n’a jamais existé (mais où est passé l’argent de la famille ?).

L’IIASA existe toujours 40 ans plus tard et publie une étude théorique (ici) que n’aurait pas renié le Père des peuples, dit Joseph, grand amateur de migrations scientifiques de masse (ici) :

What we call curative action has not really seen direct action, although there is nascent debate on a climate displacement coordination facility, which may deal with planned migration and legal status for involuntary displacement of communities that permanently have lost homes or homelands.

En Français :

Ce que nous appelons l’action curative n’a pas vraiment vu comme une action directe, bien qu’il y ait un débat naissant sur une coordination des migrations climatiques, qui pourrait gérer les migrations planifiées et le statut légal des déplacements involontaires de groupes qui ont perdu définitivement leurs maisons ou leurs territoires.

L’étude a été publié par Science Mag, en accès libre (http://science.sciencemag.org/.....0/290.full).

MECHLER, Reinhard et SCHINKO, Thomas. Identifying the policy space for climate loss and damage. Science, 2016, vol. 354, no 6310, p. 290-292.
DOI: 10.1126/science.aag2514

Voir aussi Yahoo News : Voluntary migration can help cope with climate change.

Peut-être ai-je mal compris ?

53.  Christial | 6/11/2016 @ 19:56 Répondre à ce commentaire

Roby Walrus (#52),

Exxon, Total et tout le monde ne savait pas grand chose dans les années 70s car la science n’était pas vraiment établie à cette époque.

Parce que aujourd’hui, elle l’est ?

54.  Roby Walrus | 6/11/2016 @ 20:28 Répondre à ce commentaire

Christial (#53), ce n’est pas ce que j’ai dit !
smile

Sur un autre sujet, c’est drôle cette histoire avec le IIASA qui a été un des promoteurs des modélisations globales.

Sur Skyfall, les travaux de Philippe de Larminat sont cités. L’auteur est très critique sur les thèses du GIEC :

L’ensemble de cet ouvrage [voir ici et ] montre pourtant qu’il est possible de parvenir à des résultats marquants, et l’on peut s’étonner de ce que la communauté des climatologues ignore une technique enseignée dès le premier cycle des cursus universitaires, alors que tous les ingrédients et outils d’application sont disponibles. A moins que tous les résultats obtenus jusqu’ici aient été incohérents au point de ne pouvoir en faire état, ou encore qu’ils n’aient été autocensurés pour défaut de cohérence avec les grandes lignes des autres résultats présentés par le GIEC.

Mais je ne comprends pas quelque chose : l’analyse des systèmes faisait et fait toujours partie des domaines de recherche du IIASA. Et personne à Vienne, au siège du IIASA n’aurait pensé à appliquer les outils mathématiques de l’identification des systèmes aux modèles climatologiques du GIEC ? Philippe de Larminat serait le premier ?
Je ne comprends pas !

:roll: