par Benoît Rittaud
Comme promis, suite et fin de cette petite nouvelle d’été commencée ici…
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Pour la quatrième fois de l’après-midi, Labrousse relut l’avant-projet de Ravière. Excellent sur le fond, il n’avait aucune chance d’être retenu par le ministère en raison de sa forme. Une fois rageusement rayés les points les plus techniques qui ne feraient qu’effrayer les hauts responsables, le texte devenait presque lisible, même s’il manquait encore dramatiquement d’un élément décisif qui retiendrait l’attention.
… Hormis les galaxies naines que sont les Petit et Grand Nuages de Magellan, la galaxie d’Andromède, située environ à 2,5 millions d’années-lumière de nous, est la galaxie la plus proche de la nôtre et lui ressemble beaucoup, au point que l’observer revient, en quelque sorte à nous observer nous-mêmes… De nombreuses inconnues subsistent dans notre compréhension de cette galaxie sœur qui s’approche de la nôtre… déterminer la composition de certains de ses éléments pour observer les points communs et les différences avec les éléments constitutifs analogues de notre propre galaxie est probablement le meilleur moyen de préciser nos connaissances sur la formation des étoiles…
Labrousse lut. Relut. Rerelut. Et soudain jaillit la lumière.
De : projets-recherche@ministere.gouv.fr
À : labrousse@leos.fr
Monsieur le Directeur,
J’ai le plaisir de vous annoncer que le ministère a décidé de suivre l’avis favorable de la Commission des projets de recherche réunie en session plénière sous la présidence du Haut-Commissaire à la recherche. Par ce courrier, je vous notifie donc l’octroi d’une dotation exceptionnelle destinée à permettre à votre laboratoire d’acquérir les instruments d’observation qui vous sont nécessaires pour mener à bien le projet de recherche « Amas globulaires de la galaxie d’Andromède » que vous avez soumis à nos services (réf. dossier : 482743-EA-342230).
La Commission s’est montrée particulièrement sensible au risque que vous mettez en évidence et à l’urgence qu’il y a de se doter de tous les outils nécessaires pour l’analyser en profondeur et prévoir des stratégies d’adaptation à la hauteur de l’enjeu. Le suivi de votre projet par nos services accordera une importance toute particulière à la production d’une expertise de qualité sur ce danger nouveau qui nous menace. De la sorte, sans alarmisme mais avec lucidité, il sera possible au Gouvernement et aux instances internationales de faire face au problème en toute connaissance de cause.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes plus cordiales salutations.
— Bien sûr que je suis content, se défendit Ravière après avoir lu le courrier du ministère par-dessus l’épaule de Labrousse. Mais quelle mouche les a piqués ? De quel danger parlent-ils ?
— Écoute, répondit le directeur en se raclant la gorge, j’ai dû modifier un peu ton projet avant de le soumettre à la Commission. Il va falloir nous adapter à la nouvelle donne. C’était ça ou rien.
— La nouvelle donne ? Qu’est-ce que tu es allé leur raconter ?
— Ce qu’ils aiment entendre, tout simplement. Qu’est-ce qui fait marcher la science, en ce moment : la soif de connaissances ? le désir de gloire ? Non. Même le rêve n’est plus vendeur. Heureusement pour nous, il y a encore une chose qui marche. Peut-être la dernière avant que la société décide de fermer définitivement la boutique de nous autres doux dingues qui considérons qu’observer un amas globulaire dans la galaxie d’Andromède a plus d’importance que d’apprendre les frasques du gagnant du dernier jeu de télé-réalité. Cette chose qui marche, et grâce à laquelle la science peut encore se tailler une petite place, c’est la peur. Aujourd’hui, un scientifique important, c’est un scientifique qui lutte contre quelque chose. Les climatologues d’hier sont aujourd’hui des spécialistes du catastrophique réchauffement climatique. Les anciens biologistes des populations sont désormais des modélisateurs de la dramatique extinction des espèces. Les chimistes, eux, ont fait encore plus fort en se portant à la pointe de la lutte contre les effets néfastes de la chimie. Alors si nous voulons continuer à exister nous aussi, nous devons à notre tour trouver une menace terrifiante face à laquelle notre labo pourrait être le seul rempart.
— Mais de quoi veux-tu faire peur ? Des petits hommes verts venus d’Andromède ?
— Regarde.
Le directeur montra à Ravière la version modifiée du projet. Outre les simplifications diverses qui avaient expurgé le dossier initial de ses parties les plus indigestes, une nouvelle partie avait fait son apparition, qui commençait ainsi :
La galaxie d’Andromède constitue une quantité de matière dont la masse est de l’ordre du millier de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de tonnes, qui se déplace dans l’espace à la vitesse moyenne de 300 km/s. C’est à cette vitesse que cet objet céleste gros comme notre propre galaxie se rapproche de nous sous l’effet de la force gravitationnelle. À terme, il est probable qu’un mélange temporaire se produise entre les deux galaxies, entraînant probablement de nombreux chocs entre systèmes stellaires. Bien qu’il faille se garder de tout alarmisme, il est aujourd’hui impossible d’exclure formellement l’éventualité d’un choc entre le système solaire et l’un ou l’autre des milliards d’objets qui constituent la galaxie d’Andromède. Même en l’absence d’un choc frontal, le passage d’une étoile massive à proximité de la Terre est susceptible d’entraîner une modification profonde de l’orbite de notre planète autour du Soleil, dont les effets seraient potentiellement dramatiques. Les altérations climatiques induites par un éloignement ou un rapprochement de la Terre du Soleil, par une modification de son axe de rotation ou de la durée du jour, pourraient signer la fin de la vie sur Terre telle que nous la connaissons, l’éventualité de la disparition de l’humanité n’a donc rien d’irréaliste.
La suite dépeignait en termes angoissés divers effets potentiels d’un tel bouleversement, allant de la chute de la Lune sur la Terre aux orages magnétiques permanents rendant impossible l’utilisation d’appareils électroniques, en passant par les troubles du métabolisme des lucioles que pourrait causer une modification de l’ensoleillement.
— Mais enfin, Labrousse, tu sais comme moi que le prochain contact avec Andromède ne se passera pas avant des milliards d’années ! Et que, vu la faible densité stellaire des galaxies, le risque d’une collision sera de toute façon extrêmement faible ! Dans quoi veux-tu donc m’embarquer ?
— Nom de dieu Ravière, répondit Labrousse, réfléchis une seconde ! Bien gérée, l’affaire va nous permettre de disposer de crédits pérennes, de recruter des chercheurs pour ton équipe et de leur offrir enfin des conditions de travail décentes. Depuis le temps qu’on en rêve : disposer de bureaux qui soient autre chose que des cagibis miteux où l’on s’entasse comme dans des cages à lapins. Ne plus avoir à rationner le nombre de tickets de bus pour assister à un colloque à l’autre bout de la ville. Et, luxe suprême : payer le déjeuner d’un chercheur invité sans avoir à utiliser une caisse noire. Alors tu ravales ta fierté, tu dis merci à ton ministre, tu souris à ton directeur qui t’as obtenu un gros paquet, et les prochains mois, entre deux articles sur les amas globulaires d’Andromède, souviens-toi que les générations futures comptent sur toi pour publier régulièrement des papiers sur les malheurs qui attendent les lucioles. Pigé ?
La sonnerie du téléphone interrompit le discours. Le directeur décrocha sans quitter Ravière du regard, écouta d’un visage neutre ce que lui disait son interlocuteur, puis dessina un perfide sourire en tendant le combiné à son collègue.
— C’est un journaliste qui veut des détails sur le projet et des infos sur les risques.
Il se leva, content de lui, tandis que Ravière se saisissait du combiné en tremblant. Avant de sortir du bureau, le directeur lui lança encore, dans un souffle :
— Les lucioles, n’oublies pas de lui parler des lucioles !